3 avril 2011

actu des établissements

Notre opposition au livret des compétences

Les enjeux idéologiques de la mise en place du socle commun des compétences en France.

Le Socle commun des compétences est né en France avec la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’ ?cole, dont le décret d’application est entré en vigueur sous le Gouvernement De Villepin le 6 Juillet 2006. Pour l’élève, il s’agit « d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société ». Pour l’ ?cole, il s’agit d’améliorer les performances scolaires des élèves, en favorisant leur insertion professionnelle et leur intégration sociale. Ou pour le dire plus crument, de former des salariés compétitifs plus que des citoyens responsables. Cette conception nouvelle de l’ ?cole est apparue dès les années 1990 et s’est imposée dans les années 2000 en France. Elle découle des « recommandations » de l’Union Européenne et de l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement ?conomique) en matière de « compétences clés pour l’éducation et l’apprentissage tout au long de la vie ». Le socle commun des compétences est donc la déclinaison nationale d’un projet continental, qui répond à une « nécessité ressentie [par l’UE et l’OCDE] depuis plusieurs décennies » d’une transformation radicale des systèmes éducatifs « en raison de la diversification des connaissances ». Ce plan d’ajustement structurel éducatif, d’une ampleur inédite en Europe modifie ainsi le code de l’éducation au nom de l’harmonisation communautaire. Il entérine l’injonction technocratique bruxelloise sans avoir permis de vrai débat démocratique sur l’avenir de l’ ?cole, et le projet de société dont elle est porteuse.

Pourtant, pour paraphraser Paul Valéry, pour peu démocratique qu’elle soit « toute politique implique quelque conception de l’homme ». En d’autre terme, quelque soit le degré de technicité ou d’opacité d’une loi, celle-ci tend toujours à proposer une conception profonde de l’humanité. Et ce singulièrement lorsqu’il est question de l’ ?ducation, en raison du triple rôle ? émancipateur, unificateur et civique ? qui lui a historiquement été assigné dans notre pays, dès les premières heures de la République. Cerner les enjeux idéologiques de la mise en place de ce dispositif en France revient donc explicitement à se demander : quel projet de société se profile derrière le socle commun des compétences ?

UN NOUVEAU « MOD ?LE ?DUCATIF » EN EUROPE

L’idée d’un changement de modèle éducatif en Europe apparaît à la fin de la présidence de la Commission Européenne par Jacques DELORS (1985-1995). Un virage majeur est pris dans le sens du néolibéralisme qui associe étroitement éducation, compétitivité et emploi. Selon la doxa qui s’impose alors, le chômage élevé et la croissance molle ont pour origine des marchés trop rigides, des régulations étatiques trop importantes, des mentalités trop résistantes à la modernité technologique et une protection sociale trop élevée. Une élévation des qualifications des étudiants et un assouplissement du droit du travail sont nécessaires afin de dynamiser l’innovation et soutenir la compétitivité européenne. Un lien étroit est établi entre flexibilité du marché du travail et structures scolaires : l’ ?cole doit se mettre au service de l’économie.

Ces positions reprennent trait pour trait les réflexions de l’OCDE, quand elle ne se contente pas de les « copier-coller ». Fondée en 1961, l’OCDE a pour objet de renforcer l’économie des pays membres ? les pays du Nord - par le libre-échange. ? partir des années 1990, cet organisme est très actif aux côtés de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) dans la libéralisation des services publics et l’ouverture des marchés nationaux à la concurrence. ? l’échelle mondiale, il bénéficie de la perte du monopole intellectuel de l’UNESCO, dont les travaux portaient sur le lien entre ?ducation, Développement et Bien commun. Il s’impose alors comme le Think Tank ? la boîte à idée - néolibéral de référence, et participe à la redéfinition de la finalité de l’école, selon une approche étroitement utilitariste. Selon l’OCDE en effet, la connaissance ne vaut pas par elle-même, mais seulement par sa fonction et sa finalité, en tant que facteur décisif dans la compétition mondiale. L’éducation est l’un des leviers permettant d’accroître l’efficacité économique de chaque individu et partant, de l’ensemble de la société. Qu’on se le dise, désormais « l’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique . »

Cette orientation politique rencontre les aspirations d’une partie de la population européenne, pour qui le sous-emploi et la précarité durables favorisent alors les conceptions individualistes et consuméristes de l’espace scolaire. Ces conditions contribuent à réduire les implications sociales et civiques de la scolarité au profit des seules implications individuelles, et à faire de l’école un espace hautement concurrentiel, antichambre du marché de l’emploi.

De ces considérations découlent trois principes d’action. Sur le plan conceptuel, le savoir « est instrumentalisé de manière radicale selon une version ultra-utilitariste, inédite dans l’histoire des idées . » Sur le plan institutionnel, l’ ?ducation est subordonnée au principe de la concurrence et aux impératifs de compétitivité. Sur le plan humain, l’ ?cole doit créer un environnement et des incitations susceptibles d’engendrer parmi les élèves des comportements orientés vers la concurrence, la compétitivité et le gain personnel.

UNE CONCEPTION UTILITARISTE DU SAVOIR

Depuis plusieurs années, le discours sur l’école a été envahi par la notion polysémique de compétence. Pour tout un chacun, la compétence se définit comme la capacité de réaliser une tâche à l’aide d’outil matériels et /ou d’instruments intellectuels. Elle se distingue de la connaissance par son aspect pratique, directement opérationnel et donc monnayable sur le marché de l’emploi. Cette notion a une portée stratégique dans le dispositif européen : « Elle permet la jonction entre les champs économiques et scolaires, et assoie la domination symbolique et politique du premier sur le second . »
En effet, la compétence permet de créer un système d’équivalence entre ce qui se fait dans l’institution scolaire et en dehors de celle-ci. Puisque la compétence ne s’apprend pas comme la connaissance, elle ne suppose même pas une institution scolaire spécifique. Celle-ci peut également s’acquérir par l’éducation non formelle (l’expérience professionnelle) et l’éducation informelle (expérience sociale). ? ce titre, elle s’articule parfaitement avec le concept « d’apprentissage tout au long de la vie » de l’OCDE. Selon celui-ci, l’apprentissage est conçu comme l’une des dimensions du travail, et le travail, comme l’une des dimensions de la formation. En conséquence, l’ ?cole ne doit dispenser qu’un « paquet de connaissances de base » que l’élève complétera à ses propres frais, au fur et à mesure de sa carrière, au grès des périodes d’inactivités ? c’est-à-dire de chômage. Le livret des compétences est à replacer dans ce contexte : ouvert à la naissance, il suivra l’apprenant-salarié tout au long de sa vie, de façon à enregistrer et objectiver ultérieurement ses compétences négociables sur le marché de l’emploi ? marketable skills en anglais. Traitées de manière informatisée, celles-ci permettront à l’employeur de mesurer avec précision l’adaptabilité et la valeur productive du salarié. Les TIC (techniques de l’information et de la communication) constituent à ce titre une base très riche sur le « capital humain de chacun », rendant possible la traçabilité de chaque individu tout au long de la vie.
Avec la « compétence », l’institution scolaire perd donc sa spécificité et son autonomie : les enseignements, les évaluations, les parcours scolaires sont redéfinis selon les attentes du capitalisme. Le marché de l’emploi devient le donneur d’ordre, puisqu’il est la finalité de l’action éducative, d’où le danger que seul ce qui est mesurable et rentable économiquement ne soit désormais enseigné à l’école. ? terme, on peut même craindre que celle-ci devienne le vecteur de contenus sans aucun rapports avec sa fonction historique, aggravant encore davantage la perte de légitimité des savoirs formalisés qu’elle continue de vouloir transmettre. D’où la radicalité encore peu perçue du discours sur les compétences, qui contribue pourtant à une redéfinition profonde de la condition humaine. ? l’heure de l’apprentissage libéralisé, l’homme se doit désormais d’être considéré comme un prestataire au service du marché du travail, un homo economicus, stricto sensus.

UNE VISION R ?DUCTRICE DE L’HOMME

Selon cette définition, l’homme ne vaut que parce qu’il détient un « capital humain », négociable sur le marché. Le « capital humain » est extrêmement important dans la conception capitaliste de la connaissance : il permet de déterminer avec précision la valeur productive des hommes. Selon l’OCDE, le « capital humain » rassemble « les connaissances, les qualifications, les compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique . » Mais le « capital humain » ne se définit pas tant par la nature précise de ses composantes, que par « la manière dont le marché valorise certains atouts possédés par les individus : qualifications, mais aussi âge, sexe, beauté physique, couleur de peau, civilité, manière de penser, état de santé... etc . » Le « capital humain » est un donc stock cumulable ou « valorisable économiquement et incorporé aux individus », et la valeur humaine est évaluée au prisme de ce stock. D’où une redéfinition du sens de la vie à l’aune des seules préoccupations économiques. Du berceau au tombeau, le nouveau travailleur européen devra, tel un acteur stratège opérant des choix rationnels sur le marché, augmenter son « capital » personnel en « compétences ». Ceci lui permettra d’entretenir et surtout d’accroître son « employabilité », c’est à dire sa capacité à vendre sa force de travail. Et l’OCDE considère en outre, qu’il devra en assumer le coût et la responsabilité. D’où la possibilité privatiser une grande partie de l’appareil de formation et d’atrophier le système éducatif, sous couvert de s’adapter à une demande diversifiée et variable.
Les professeurs, observateurs privilégiés des changements à l’oeuvre au sein du corps social, ne tarderont pas à ressentir les effets de ces logiques mortifères. Spécialisés dans le coaching et le monitoring, la nature de leur métier est appelée à changer. Elle ne consistera désormais plus tant à dispenser le savoir et les connaissances qu’à enseigner aux élèves la compétence suprême : se vendre aux employeurs. Le projet de société dont l’ ?cole est le vecteur est donc tout à fait redéfini : une société consumériste étroitement repliée sur des considérations utilitaristes et une vision totalement désenchantée du monde, selon les déterminismes économiques, sociaux, politiques et philosophiques les plus strictes. Sur le plan économique, le cadre néolibéral du chacun pour soi et du tous contre tous est pensé comme indépassable. Il entérine sur le plan social une hiérarchie des plus réactionnaires, basée sur une division du travail entre métier « intellectuels » et métier « manuels », et ce dès l’école primaire. L’abandon de toute ambition réelle d’une démocratisation de l’ ?cole entérine enfin sur le plan politique et philosophique, le renoncement de toute tentative de rendre nos sociétés plus libres et plus justes, et le renforcement des logiques de sujétions brutales et autoritaires. Dans ce contexte, l’institution scolaire ne perdra pas sa place comme vecteur de socialisation, elle jouera au contraire un rôle normalisateur essentiel : en enregistrant minutieusement les évolutions personnelles et les écarts à la norme sociale des élèves, trimestre après trimestre, les néolibéraux lui assigne la fonction éminente du contrôle social.

1.Préambule du décret d’application du 6 juillet 2006 relatif à l’entrée en vigueur du socle commun des compétences dans le système éducatif français.
2.ibid
3.Paul Valéry « la politique de l’esprit », in variété III, IV et V, Paris Gallimard, 2002, p. 217, cité par I. Bruno, P. Clément et C. Laval, La grande mutation, Néolibéralisme et éducation en Europe, Paris, Syllepse, 2010, p. 9

4.Rapport ERT, « Education for Europeans. Towards the learning society », february 1995, cité par Nico Hirtt et Gérard de Sélys, Tableau noir, savoir résister à la privatisation de l’enseignement, EPO, 1998
I. Bruno, P. Clément et C. Laval, La grande mutation, Néolibéralisme et éducation en Europe, Paris, Syllepse, 2010 p.34
6.Ibid.

7.OCDE, Du bien-être des nations, le rôle du capital humain et social, 2001 p. 18, cité in I. Bruno, P. Clément et C. Laval, La grande mutation, .Néolibéralisme et éducation en Europe, Paris, Syllepse, 2010
8. I. Bruno, P. Clément et C. Laval, La grande mutation, Néolibéralisme et éducation en Europe, Paris, Syllepse, 2010 p. 43