17 mai 2005

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Avant de voter, lisez la constitution et cherchez CE QUE CACHE CETTE POUDRE AUX YEUX par Olivier REVAULT D’ ALLONNES

Aucune campagne référendaire n’a été aussi confuse que celle-ci. On veut nous convaincre, à gauche ou à droite, tantôt qu’il s’agit de l’Europe, tantôt de la Turquie, de l’Ukraine, du Maroc ; tantôt d’échapper aux USA ou à la Chine ( ?), tantôt de défendre les droits de l’homme (et de la femme ?), ou bien le pouvoir d’achat, ou l’euro, la laïcité. On se sert de la visite du Chancelier allemand ou du succès de l’A 380 (succès de l’Europe d’avant ce Traité), et n’importe quoi au hasard des improvisations d’un meeting. Plus d’invectives que d’arguments.
Le texte proposé contribue largement à cette confusion, car c’est un petit chef d’ ?uvre de poudre aux yeux. Quelle que soit la métaphore utilisée : on peut aussi dire que ce texte est fait de « lames de rasoir dans un pot de confitures ». Un électeur sérieux tentera de dégager le contenu du texte derrière la rhétorique.

En premier lieu, derrière l’effet de brouillard. Aucune constitution n’a jamais atteint ce nombre de pages. Ce n’est pas innocent : on décourage ainsi l’électeur ...et les lecteurs. Ce qui permet par exemple de sembler accorder ici ce qu’on refusera ailleurs.

En second lieu, le choix astucieux d’un vocabulaire qui se veut expert . Par exemple, le mot « subsidiarité », qui ne figure ni dans le Littré ni dans le Petit Larousse illustré. Mais qui fait savant et compétent. Pour avoir une définition un peu précise, il faut naviguer sur Internet. Ce que ne feront pas les quelque 400 millions d’Européens.

En troisième lieu, de simples pièges : beaucoup ont remarqué que le droit au travail est devenu cet étrange droit de travailler (art. II-75, §1). Pourquoi ? Le droit au travail veut dire que je peux exiger qu’on ne me laisse pas au chômage. Le droit de travailler signifie aussi que l’on peut faire appel à la force publique pour protéger les briseurs de grève, les « jaunes ». ?norme, non ?
Méfiez-vous des entourloupettes : il y en a à chaque page. Vous remarquerez que l’on vous reconnaît le droit de chercher du travail, mais bien sûr on ne vous garantit pas que vous en trouverez. Autrement dit, on institutionnalise le chômage. Nous l’avons déjà, malgré la lutte contre la fracture sociale annoncée par le candidat Chirac.

En quatrième lieu, beaucoup de propositions auxquelles on ne peut que souscrire : progrès de la civilisation, continuité de l’état de droit, respect des minorités, lutte contre les discriminations (de sexe, d’origine, de religion, d’âge, d’opinion...) maintien de la paix, de la libre circulation des personnes à l’intérieur de l’Union, et ainsi de suite. Une inquiétude toutefois : toutes ces bonnes intentions sont précédées de clauses de style du genre : l’Union « entend avancer... » , « a pour but... », « ?uvre pour... », « veille à la sauvegarde de ... ». Formules prudentes, qui reconnaissent que ces idéaux ne sont pas entièrement réalisés. Mais formules programmatiques qui expriment un souhait, une intention, une volonté, non un état de fait. En revanche, les articles qui définissent les lois du marché, de la libre concurrence généralisée, ne sont plus des souhaits, mais des affirmations péremptoires : on est passé de l’optatif à l’impératif. On est passé en cachette de la bonne intention lointaine à la mauvaise réalisation immédiate. Non merci !

Certains attribuent les votes négatifs à un « vote de sanction » contre la politique de Chirac et Raffarin. Sans doute y aura-t-il de tels « votes de sanction », émis par des électeurs mécontents de la politique menée depuis trois ans par l’équipe au pouvoir. Ces électeurs-là se trompent de question : il ne s’agit pas de politique intérieure française. Mais ils se trompent pas de réponse, car cette politique qui ruine la France sera celle de l’Europe si le oui l’emporte : celle du libéralisme absolu, de la privatisation des retraites et des services publics , de l’énergie, de l’eau, de la santé, etc. Le gouvernement actuel de la France a bien raison de soutenir le oui , puisqu’il conduirait à généraliser à l’Union européenne entière les principes qui par trois fois déjà ont amené les électeurs français à refuser massivement cette politique, sans aucun effet du reste dans notre « démocratie ». Saluons au passage M. Ernest-Antoine Seillière, qui ne s’y est pas trompé et a reconnu que s’il intervenait pour le oui, cela aurait un effet, comme on dit, contre-productif !

Deux choses retiendront l’attention et la réflexion : les problèmes économiques et la question des institutions.

L’ ?CONOMIE.
Une première dans l’histoire des Constitutions : celle-ci non seulement met en place les instances du pouvoir, mais en plus, ce qui n’est pas de sa compétence, elle installe un régime économique unique. Lequel ? Vous avez deviné, il s’agit du capitalisme sans frein. La Constitution des USA ne le fait pas. Même la constitution stalinienne de l’URSS n’osait pas le faire. Celle-ci le fait.
Pourquoi ? Parce qu’une constitution est, comme le montre Thomas Ferenczy (note 1), partisan du oui, toute constitution est un cliché de l’état des forces sociales en présence au moment de sa rédaction ou de son adoption. Or, dans l’Europe des 25, ces rapports menacent de changer. L’Espagne a déjà remplacé Aznar par Zapatero, en Italie Berlusconi voit l’électorat le fuir, en France on s ?est prononcé clairement contre la droite. Il est donc urgent pour elle de sceller, de verrouiller le libéralisme absolu, dont on dit qu’il fait baisser les prix. Comment se fait-il qu’ils augmentent, sauf dans certains domaines limités ? N’aurait-on pas, quelque part, escamoté une notion ? Par exemple, celle de bénéfices ?

Le texte proposé revient sans cesse sur cette « libre concurrence » ; lisez ou relisez les articles suivants : I-3, III-161 et 162, III-165, 166 et 167, ils sont édifiants, car ils ouvrent grandes les portes à la délocalisation, meilleure façon trouvée par les patrons (pardon : les entrepreneurs) pour baisser les salaires ; en français : pour augmenter les bénéfices privés, bien sûr.

LES INSTITUTIONS.
On les dit démocratiques. Pourtant, tout est fait pour retirer au Parlement, seule instance élue par les citoyens européens, le contrôle de l’exécutif. Qui pourrait faire n’importe quoi, puisqu’il n’émane pas du Parlement et n’est pas responsable devant lui. En plus, ce parlement n’a pas l’initiative des lois : ce serait trop dangereux pour le capitalisme sauvage. La célèbre possibilité d’alternance, critère de la démocratie, n’a plus aucun sens ici. Et finalement, un pouvoir exécutif irresponsable, c’est la porte ouverte à n’importe quelle dictature ; de préférence, on le pressent, celle de l’argent, de la fracture sociale, de la baisse des salaires et des retraites, des délocalisations, des profits maximaux et immédiats, des « parachutes » en or et autres appartements de fonction. On s’étonnera que des partis « socialistes » appellent, heureusement sans trop de succès, à voter un tel texte. Il est vrai qu’il leur est déjà arrivé hier ou avant-hier de... Passons !

Il s’agit d’un véritable coup d’ ?tat. Pendant que la classe politique se pavane dans les médias, de prétendus experts inconnus et autoproclamés mijotent un texte illisible où ils organisent l’avenir de leurs maîtres. Une concession : il y aura un Parlement élu au suffrage direct. C’est dangereux, ça. On va le garder, pour la frime, mais on va lui retirer, plus loin, dans d’autres articles, le maximum de pouvoirs. Il y aura une Commission flanquée d’un Conseil des Ministres , qui constitueront le pouvoir exécutif non responsable devant le Parlement ! Comme cette disposition monstrueuse est évidemment inacceptable, on la dissimule dans le brouillard, où les politiciens médiatiquement visibles font semblant de ne pas la voir.

N’espérons pas que la Commission continuera seulement à mesurer le diamètre des tomates ou la longueur des sardines. Tout est en place pour développer la puissance des gardiens du profit. Certes, il y a eu la fameuse affaire « Bolkestein », qui a permis à Chirac de se montrer social à Bruxelles et libéral à Paris et à Tokyo ; on cache cette directive derrière le paravent jusqu’à ce que vous ayez voté oui, et puis on la remettra en place (note 2). Comme les miettes concédées par Raffarin aux salariés dans l’espoir de produire du oui . Gare : après la carotte, le bâton.

L’initiative populaire, tant vantée par les partisans du oui, (art.I-47, § 4), est soumise à une demande adressée à la Commission par « un million au moins » de citoyens de l’Union, à condition qu’ils soient « ressortissants d’un nombre significatif d’ ?tats membres ». Qui décidera du sens du mot « significatif ». Mystère. En somme, une « avancée démocratique » qui ne verra jamais le jour : poudre aux yeux.

Quant la révision de la Constitution, il faut noter qu’elle est un argument en faveur du oui pour ceux qui reconnaissent honnêtement que le texte actuel est imparfait. Mais en fait, Giscard lui-même a signalé que la plus proche révision ne pourrait intervenir que dans un demi-siècle. Lisez ou relisez, ici, les articles IV-443 §§ 1,2 et 3 ; IV-444 et 445.

On trouve chez les partisans du oui l’idée qu’entre les USA, gendarmes du monde, et la Chine qui s’éveille, il faut une Europe forte, capable de résister et d’exister pour son propre compte. Certes. Mais sommes-nous sûrs qu’imiter servilement le modèle économique des USA soit la meilleure façon de lui résister ? Qu’une Europe accrochée à l’OTAN (article I-41,§ 2), dont le chef est un général nommé par le locataire de la Maison blanche sera, pour les questions de défense, indépendante ?

Enfin, certains seront surpris par le préambule : « S’INSPIRANT des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Que sont donc ces « héritages religieux » ? Sommes-nous « héritiers » des Croisades ? de l’Inquisition ? de la Saint-Barthélemy ? des procès de Galilée, de Giordano Bruno et de tant d’autres ? de la Révocation de l’ ?dit de Nantes ? de l’interdiction du Tartuffe de Molière ? du coup de poignard reçu par Spinoza sur ordre de la Synagogue ? des anti-dreyfusards ? du pape bénisseur de SS, ou de Jean-Paul II Superstar ? Cet « héritage-là », pour l’Europe de demain ? Non merci. Il existe pourtant aussi un héritage athée, matérialiste, voire anticlérical, né chez certains Présocratiques et développé depuis. J’entends bien ce qu’on me dit : c’est une concession ; des ultra-catholiques, dont les Polonais, voulaient écrire : l’héritage chrétien. Est-ce mieux ? De concession en concession, où va-t-on ?

On nous propose une Europe économique libérale, capitaliste, inféodée aux USA, alors qu’il nous faut une Europe politique, plus sociale, plus démocratique. On nous propose une Europe du capital au lieu d’une Europe du travail. Les électeurs français, en votant non , doivent rendre à leurs 400 millions de concitoyens européens le service de jeter à la corbeille à papiers ce projet giscardien. La France sera isolée ? Isolée des diverses droites européennes, depuis les souverainistes jusqu’aux sociaux-libéraux. Comme en 1789, en 1848 ou en 1936, elle montrera qu’une autre histoire est possible.

Il s’agit d’un texte « tout fait », sur l’élaboration et le contenu duquel les citoyens n’ont jamais été consultés. Un texte où l’excipient sucré de dispositions déjà acquises entoure l’amère pilule d’un capitalisme sans frein, définitif, gravé dans le marbre. Un texte ready made, qui n’a rien à voir, hélas, avec Marcel Duchamp. Une sorte de coup d’ ?tat(s) référendaire, un plébiscite pour éterniser le règne des milliardaires. Franchement non, et pas de « merci » !

Notes :
1. FERENCZI (Thomas).- « Au miroir de la Constitution », Le Monde daté du 08/04/05, pp. 1 et 16.

2. REMOND (Antoine).- « Pourquoi la directive Bolkestein ne sera pas modifiée », Le Monde daté du 09/04/05, pp. 1 et 15.

Olivier REVAULT D’ ALLONNES,
Professeur émérite à l’ Université de Paris I Panthéon - Sorbonne,